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17 mai 2017 3 17 /05 /mai /2017 18:15
Oncle Phil raconte : Mort à Verdun

 

Prénom de ton père ? Demanda le sergent du bureau de recrutement.

- Louis, décédé.

 

Louis Cobert n'avait pas hésité. Une fois pour toutes il avait rayé de son existence ce père dont il portait le prénom et qui, neuf ans auparavant, avait abandonné sa femme et ses cinq enfants pour s'enfuir avec la domestique qu’il avait mise enceinte. Il ne voulait plus entendre parler de cet homme.

 

Devenu chef de famille à 11 ans, le jeune Louis, aîné de la fratrie, avait imposé à sa mère et à ses quatre frères et sœur un silence de plomb sur ce père indigne dont il refusait que quiconque parmi eux prétende se souvenir. Aucun n’osa jamais transgresser la consigne du garçon dont la rigueur morale et l'autorité s'affirmaient si précocement. Pour tous, le père était mort.

 

Le sergent compléta la fiche matriculaire.

Nom : Cobert

Prénom : Louis

Prénom du père : Louis, "DCD"

 

*

 

Cela faisait plus de cinq heures qu’ils marchaient sous une pluie fine et ininterrompue

- Mois de juin pourri ! Maugréa Guillo qui avait manqué de s’affaler dans une flaque de boue.

- Je te jure qu’ils vont nous payer ça quand on sera arrivé là-haut, fanfaronna Piron sans trop de conviction.

 

La nuit était tombée. L’escouade progressait maintenant en file indienne dans un paysage dévasté. Il n’y avait plus trace du moindre chemin. On n’y voyait goutte. Chacun veillait à ne surtout pas perdre la trace de celui qui les précédait. Louis Cobert et ses deux copains Guillo et Piron échangeaient quelques mots à voix basse pour garder le contact et entretenir le moral.

 

La compagnie du capitaine Bellerive était arrivée deux jours plus tôt à la gare de Revigny pour embarquer dans les Berliet de la "Voie sacrée" qui, depuis Bar-le-Duc, acheminaient sans interruptions les troupes fraîches vers le front de Verdun avant de redescendre avec les restes de celles qui étaient relevées. Louis et ses camarades avaient reçu comme un coup de poing à l'estomac le spectacle effarant de ceux qui redescendaient. Quand ils pouvaient encore marcher, ils titubaient, comme ivres, uniformes de boue et de sang, teints de terre, visages creusés de ravines, regards hallucinés. Hordes de zombies recrachés de l'Enfer.

- Ben mon vieux ! Répétait Piron. Ben mon vieux !

 

Les camions les avaient déposés la veille à Haudainville. On leur avait distribué quatre jours de vivres et deux litres d'eau.

- Le pinard sera servi à notre arrivée, avait essayé de plaisanter le caporal-chef Boursaud. Une réception nous attend à la batterie Damploup. Même pas vingt kilomètres. Une promenade de santé !

 

Ils s'étaient mis en route le samedi soir après la soupe. Et depuis, ils marchaient, capotes trempée, barda alourdi de pluie. Maintenant, ils s'enfonçaient dans la boue jusqu'à la cheville.

 

De minute en minute, le vacarme du canon et de la mitraille devenait de plus en plus présent. Un air âcre et soufré leur brûlait les poumons. Les poitrines et les entrailles se rétractaient comme enserrées par une chape de béton. Les imaginations s'embrasaient à la perspective de la pluie d'acier qui bientôt s'abattrait sur eux. Visions terribles de feu, de charpie et de sang.

 

Un éclair de phosphore monta verticalement dans la nuit avec un sifflement de fusée, éclairant d'un long flash violent le décor irréel. Ils tombèrent à genoux. Immobilité de pierre. Incrédules, ils entrevirent les vallonnements de boue hérissés de poutrelles de fer et d'arbres déchiquetés dont les fûts se dressaient encore vers le ciel. Un long crépitement déchira la plaine. Puis des cris.

 

Boursaud se redressa.

- En avant !

 

Ils poursuivirent leur progression courbés vers le sol. "Comme des bêtes" pensa Louis.

 

Enfin, entre deux lourds nuages, la lune leur révéla l'ombre menaçante des canons de la batterie Damloup.

 

Ils s'enfoncèrent dans un boyau pour rejoindre les restes d'une tranchée qui n'était plus qu'une succession de trous d'obus.

 

- La relève !

Une armée d'ombres se leva et se mit immédiatement en marche, pressée de quitter les lieux.

 

Ahuris, les nouveaux arrivants erraient dans les replis du terrain.

- Où sont les casemates ?

- On verra ça demain.

 

Piron les appela. Il venait de trouver un renfoncement encore vaguement protégé par des sacs de sables.

- Eh, les gars, je nous ai trouvé un terrier.

Ils se serrèrent tous les trois dans l'abri précaire et s'écroulèrent d'épuisement sans même prendre le temps d'entamer leur ration.

 

Les toutes premières lueurs d'une aube dominicale froide et mouillée les trouvèrent transis et fourbus tandis que, de part et d'autre, les tirs reprenaient. Les premiers obus tombèrent à une cinquantaine de mètres. La batterie Damloup répliqua.

 

Abrutis par les sifflements et les explosions, à demi asphyxiés par les vapeurs de souffre et de phosphore, les combattants tentèrent désespérément d'organiser leur position. Ils s'affairèrent à reformer des tranchées, redresser les parapets, creuser des abris, reconstruire les casemates.

 

Vers midi les tirs s'espacèrent, leur donnant un peu de répit pour avaler quelques biscuits. L'ordre les cueillit dans ce bref relâchement. Attaque à 15 heures!

 

En même temps on fit circuler la gnôle. Deux litres par escouade. Un bref instant le tord-boyau atténua l'angoisse.

 

Boursaud leur désigna à quelques centaines de mètres un monticule d'où partaient les salves.

- On va bousiller cette foutue batterie !

 

Le capitaine ordonna l'assaut. Cobert, Piron et Guillo franchirent le parapet derrière Boursaud. Ils coururent d'un trou d'obus à l'autre. Le tir ennemi s'intensifia. L'escouade se regroupa dans un vaste cratère. Une explosion souleva une énorme vague de terre qui les ensevelit tous. Louis réussit à se dégager. Il aperçut Piron qui s'agitait comme un noyé. Ils aidèrent leurs camarades à se dégager. Guillo avait reçu un éclat d'acier dans l'abdomen. On ne pouvait plus rien pour lui. Il mourut en quelques minutes.

 

Un obus de 210 atterrit devant l'escouade qui se trouvait sur leur droite. Des corps furent projetés en l'air.

 

A une cinquantaine de mètres de Louis, un blessé appelait à l'aide. Un des camarades de son escouade se dirigea vers lui pour lui porter secours. Touché à son tour il s'écroula

 

Louis se mit à ramper dans leur direction. Englué dans la boue il se confondait avec le sol. Il n'était plus qu'à quelques mètres d'eux. Manifestement le premier était déjà mort. L'autre tourna la tête vers lui.

- T'inquiète pas mon gars, je vais te tirer de là.

 

Il n'était plus tout jeune. "Un pépère de la Territoriale" pensa confusément Louis, "si c'est pas malheureux de les envoyer au front !" Il approcha sa gourde des lèvres du blessé. Celui-ci but avidement quelques gorgées. Louis le saisit sous les bras et entreprit de le tirer à la façon d'un sauveteur au secours d'un nageur en train de se noyer.

 

Dès qu'il se fut un peu écarté de la zone de feu, louis chargea le blessé sur ses épaules et courut à perdre haleine vers la tranchée la plus proche. Aussi doucement qu'il le put, il l'appuya contre le parapet et chercha à évaluer la gravité de ses blessures. L'homme gémissait. Sous son masque de boue son visage était livide. Une tache sombre s'agrandissait sur sa poitrine. Louis dégagea l'uniforme et découvrit la blessure. Des bulles rouges s'en échappaient. Louis comprit qu'il ne pourrait rien faire pour le sauver.

 

L'homme le regardait intensément. Il avait du mal à parler. Louis se pencha à son oreille.

- Comment tu t'appelles ? Articula l'homme

 

Surpris, louis lui dit son nom. L'homme plongea au fond de ses yeux. Sa bouche se crispa en un effort ultime. Louis se pencha. Aucun son ne sortit. Il se redressa. L'homme était mort.

 

Louis fut étonné par la violente tristesse qui le submergea. Il saisit le poignet de l'homme pour détacher sa plaque matriculaire.

 

Il eut l'impression qu'on lui coulait du ciment dans les veines. Il resta statufié.

 

Le nom gravé sur la plaque était "Louis Cobert".

 

Louis ferma les yeux de son père qui, par-delà la mort, continuaient de le fixer.

 

Philippe GÉRARD

 

Vous pouvez retrouver cette histoire, avec d'autres, sur mon blog :

 

http://nouvellesphil.over-blog.com

 

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