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17 mai 2017 3 17 /05 /mai /2017 18:29
Oncle Phil raconte : Le jonc d'or

 

Julien Crozic se surprit à mettre machinalement ses pas dans les pas du vieux guide qui le précédait d’une enjambée. Il s’attarda un instant pour contempler la vaste plaine bosselée qui révélait ses cicatrices boursouflées, blanchies par le soleil de cette veille de la Saint-Jean. En l’espace d’un siècle, bien sûr, l’herbe avait repoussé. Des arbres s’étaient nourris de cette terre grasse pour déployer leur ramure apaisante et protectrice sur les ombres qui peupleraient pour toujours cette étendue à jamais désolée. Son cicerone s’arrêta.

 

- Voilà. C’était ici, dit-il simplement.

 

Julien discerna une rupture dans la succession de mamelons arrondis. Une entaille longitudinale où quelques orifices envahis de végétation étaient à peine perceptibles.

 

- C’est le 3 juillet que la batterie est tombée pour la première fois murmura le vieil homme qui avait conduit Julien, cela fera juste cent ans dans quelques jours.

 

Comme tous ses compagnons, Louis avait une obsession ; Ne pas perdre de vue le camarade - c’était son copain Roger Guillo - qui le précédait. Il était sûrement plus de deux heures du matin et on n’y voyait goutte. C’était un mois de juin pourri. Depuis leur départ une pluie fine et serrée ne les avait pas quittés, transperçant, capote et vareuse et lestant de plomb fondu les trente kilos de barda qui leur sciaient les épaules. Depuis plus d’une heure maintenant une boue glaiseuse avait remplacé le chemin caillouteux. Chaque pas exigeait que l’on s’extraie de cette gangue visqueuse. Louis ne quittait pas des yeux les talons de Guillo. Soudain, celui-ci trébucha et tomba à genoux. Louis l’aida à se relever tandis qu’il vomissait à voix basse un flot de jurons qui semblait ne jamais devoir se tarir.

 

Outre la proximité des éclairs qui trouaient la nuit et le rapprochement des explosions, c’est l’âcreté de l’air qui leur fit comprendre qu’ils approchaient. Les vapeurs de soufre et de phosphore les laissaient se débattre dans un irrespirable magma acide et poisseux qui leur brûlait les yeux, le nez, la bouche et les poumons.

 

Cela faisait près de cinq heures qu’ils marchaient. Quatre jours plus tôt, ils étaient arrivés à Revigny, près de Bar-le-Duc et, là, les camions Berliet les avaient acheminés jusqu’à Houdainville, près de Verdun. Le lendemain, samedi 17 juin, ils s’étaient mis en route après la soupe et avaient entamé leur longue montée vers le front.

 

Ils continuaient leur progression comme des zombies. Pourtant, dans son incommensurable lassitude, Louis ne pouvait s’empêcher de sourire intérieurement. Il était encore tout imprégné des jours si riches en émotion qu’il avait vécus deux semaines auparavant. Il revivait ces moments si délicieux avec Yvonne. Il avait encore sur ses lèvres le goût de ses baisers, il respirait le parfum de sa peau. Il était encore bouleversé par sa timidité lorsqu’elle s’était offerte, ému par leur si tendre maladresse à tous deux. Leur si belle nuit de noces ! Désormais, il avait charge d’âme et ce sentiment décuplait son désir de défendre sa terre pour enfin laisser un monde en paix à ses futurs enfants. Sa permission s’était achevée trois jours après le mariage et l’ordre était tombé le lendemain de son retour au casernement. Sa compagnie montait au front quarante-huit heures plus tard.

 

Julien sortit de sa poche un petit carnet, aux bords écornés et à la couverture tavelée, qui ne l’avait pas quitté depuis le début de son voyage…

 

Ce n’est que lorsqu’ils furent à quelques mètres qu’ils distinguèrent l’ombre menaçante des quatre canons de 90 et des deux 75 de campagne, pour le moment silencieux. Ils étaient enfin parvenus au but de leur long cheminement : la Batterie Damloup.

 

A peine arrivèrent-ils devant les traverses-abris que les hommes de la compagnie dont ils venaient assurer la relève se dressèrent d’un bond et entreprirent aussitôt de se mettre en route. Les nouveaux arrivants, en voyant leur petit nombre, n’avaient pas le cœur à se moquer de leur hâte qu’en d’autres circonstances ils auraient trouvé comique. Ils s’écroulèrent de fatigue dans les abris sommaires qu’on leur désignait sans songer à se lamenter sur leur invraisemblable état de dévastation.

 

Le lendemain dès l’aube, les premiers tirs d’artillerie les firent tant bien que mal émerger de leur mauvais sommeil. Les canons de la batterie répliquèrent et les hommes découvrirent avec stupéfaction le paysage lunaire qui s’étendait autour d’eux ; pas un centimètre de terre qui n’ait été labouré encore et encore par les pluies d’obus de tous calibres. Des arbres, il ne restait que quelques fûts calcinés qui tordaient vers le ciel leurs moignons faméliques. L’humidité noyait tout. La boue putride ne réussissait plus à digérer les cadavres d’hommes et de chevaux en décomposition. L’eau ruisselait au fond des tranchées et des boyaux, trempait les bandes molletières et le cuir des godillots. C’était peut-être ça le pire. La puanteur, on finissait par l’oublier, par être comme anesthésié. Mais cette prégnance aqueuse permanente engluait le cerveau dans un brouillard glacé d’hébétude.

 

En ce dimanche d’apocalypse, l’aumônier de la compagnie, l’abbé Trousselle, passa de casemate en casemate distribuer la communion. Ce jour-là et les deux jours suivants, les tirs ne cessèrent qu’à la nuit tombée. Mais ils étaient surtout dirigés plus au nord et plus à l’ouest sur les forts de Vaux, de Douaumont et de Froideterre. Les hommes cantonnés à Damloup réussirent tant bien que mal à consolider leurs positions, à réparer les dégâts causés aux tranchées et à aménager sommairement leurs abris.

 

Le mercredi 21 juin, l’ennemi déclencha la préparation d’artillerie. Un bombardement d’une intensité inouïe s’abattit sur un front de cinq kilomètres depuis la ferme de Thiaumont jusqu’à l’est de la batterie Damloup. Toute la zone autour du fort de Souville dernier rempart avant la citadelle, fut écrasée sous une pluie d’obus de gros calibre, du 210, du 305, du 380 ! Sous cette grêle meurtrière les hommes devenaient fous. Ils cherchaient désespérément à se terrer dans des abris qui n’existaient plus. L’air chargé de gaz et de particules toxiques leur brûlait les muqueuses et asséchait les gosiers. La soif que rien ne pouvait apaiser décuplait chez les survivants une souffrance qui dépassait l’imagination. Cet ouragan de fer et de feu dura deux jours sans interruption.

 

Le Vendredi 23 juin, estimant avoir neutralisé toute résistance, l’ennemi lança ses troupes à l’assaut. Les combats furent d’une violence indicible. De part et d’autre les assauts se succédèrent sans discontinuer. Ils se poursuivaient le plus souvent dans de terribles corps à corps à la baïonnette. Les hommes se battaient pour quelques mètres de terrain. Les positions furent prises puis reperdues puis reprises plusieurs fois au cours d’une même journée. Les pertes étaient effroyables. Au soir du dimanche 25 juin, après trois jours de combats acharnés l’adjudant Boursaud qui commandait la compagnie après la mort du lieutenant compta ses troupes. Sur les deux cent quarante hommes qui étaient montés quelques jours plus tôt, il ne restait que quatre vint sept soldats valides.

 

Dans un bref moment de répit, Louis Crozic sortit de sa poche le petit carnet qu’il appelait ses « feuilles de route ». Il écrivit à la hâte :

« Le 17 au soir, sommes montés à la batterie de Damloup. Quel spectacle ! Quels jours nous devions y vivre ! Les trois premiers jours, calme relatif. Mais ensuite !!!

Je renonce à écrire quoi que ce soit. Un mot résume tout pour moi. ; ce fut un enfer ».

 

Il refermait son carnet lorsque l’adjudant se dirigea vers lui avec un sourire las.

- L’ordre vient de tomber. Dès qu’il fait noir, tu pars chercher la compagnie de relève.

Louis aurait crié de joie. Les tirs avaient repris. Il attendit avec impatience la tombée du jour. Enfin, il se faufila dans le boyau. Au bout de quelques mètres celui-ci était éboulé. Louis grimpa sur le parapet pour rejoindre la tranchée centrale toute proche. C’est à cet instant précis que l’obus tomba juste devant lui. On retrouva par miracle sa plaque d’immatriculation et un pan de sa capote avec son carnet dans la poche. Rien d’autre.

 

- J’ai retrouvé ce carnet dans les affaires de ma grand-mère, quand on a vidé sa maison après sa mort, expliqua Julien à son guide. C’est tout ce qui lui restait de celui qui avait été son mari l’espace de quelques jours. Mon père a été conçu au cours de ce si bref mariage. Ma grand-mère a reçu la plaque d’immatriculation et le carnet en même temps que la lettre l’informant du décès de son mari. Elle ne s’est jamais remariée et a élevé seule son fils. Pendant des années, à chaque anniversaire de sa mort, ma grand-mère est allée, avec mon père, se recueillir à l’ossuaire de Douaumont.

 

Julien resta un long moment à contempler le lieu chargé de mémoire. Enfin, il se décida à suivre son guide sur le chemin du retour. Il s’apprêtait à prendre congé lorsque celui-ci lui fit signe de le suivre.

 

- Venez, je vais vous montrer quelque chose.

 

Ils s’approchaient du stationnement où commençaient les visites du site. L’homme se dirigea vers une petite remise que Julien n’avait pas remarquée en arrivant. Il poussa la porte. Sur des tréteaux étaient disposées toutes une série de caisses emplies d’amas de ferraille. Le guide se dirigea vers l’une d’elle qui portait l’inscription « batterie Damloup ». Julien se pencha. Elle contenait des débris de la bataille : éclats d’obus de toutes dimensions, cartouches de mitrailleuse, douilles de cuivre, fragments de pièces d’artillerie…

 

- C’est ce que j’ai trouvé sur le site de Damloup, expliqua le vieil homme. Ça n’appartient à personne. Si vous voulez emporter un petit souvenir… Soyez discret quand même car je n’ai pas trop le droit, ajouta-t-il.

 

Julien contemplait l’amas hétéroclite. Il saisit un fragment de culasse. Une petite pièce métallique roula sur le sol. Il se baissa pour la ramasser. C’était une petite rondelle brunâtre, probablement un composant d’une arme quelconque ou d’un projectile. Il la saisit et, instinctivement, gratta de l’ongle la gangue de boue séchée qui la recouvrait. Un éclat jaune brilla.

 

- Une bague ! s’exclama le guide. On a trouvé de tout ici mais ça, je ne peux vous laisser l’emporter. Montrez voir.

 

Il dégagea rapidement la surface du bijou. C’était une alliance faite d’un simple demi-jonc d’or. Ils déchiffrèrent ensemble l’inscription, étonnamment lisible, qui était gravée à l’intérieur : « Louis et Yvonne 3 juin 1916 ».

 

Philippe GÉRARD

 

Vous pouvez retrouver cette histoire, avec d'autres, sur mon blog :

 

http://nouvellesphil.over-blog.com

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